Seize minutes de terreur

Article : Seize minutes de terreur
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07/03/2015

Seize minutes de terreur

C’est samedi soir et j’ai envie de chocolat. J’aurais dû y penser avant. La meuf aussi 19 h 50 samedi et elle veut du chocolat. Cent balles et un mars aussi ou bien ? Fait nuit, fait froid, mais j’ai envie de chocolat. Je tourne en rond dans la maison. Allez, vite vite.

J’enfile mes baskets et c’est parti.

19 h 58

je suis dehors. Capuche sur la tête, gros manteau, démarche cowboy pour mission chocolat. Les épiciers sont en train de fermer faut faire vite. Il pleut, la route glisse, tout est boueux parce qu’autour de chez moi c’est du terrain vague et puis y a pas de lumière. Et puis y a personne dehors.

Je flippe.

Aya fissa, dans 10 minutes je serai rentrée. Oui, mais je flippe.

J’entends une voiture, elle déboule à fond la caisse, me dépasse, continue son chemin. Ouf.

Silence.

Une deuxième voiture. Et là ça ralentit. Je serre les clefs dans ma poche. Pourquoi je suis sortie ? Merde, pourquoi je suis sortie.

Je baisse la tête et regarde droit devant, genre démarche assurée. Dans ma poitrine mon coeur ne bat plus. Arrivé à ma hauteur le conducteur ralentit et tourne la tête pour me regarder. Il continue sa route. Je peux pas faire demi-tour parce que je serai coincée. Et puis à 50 mètres devant il y a un immeuble,  alors c’est mieux que le terrain vague.

Devant l’immeuble la voiture fait demi tour. J’ai cru que j’étais débarrassée. Je pense à ma cousine, qui, en sortant chez elle à la nuit tombée, s’est fait emmerder par un mec en mobylette, qui a voulu l’entraîner dans un terrain vague. Elle s’en est sortie parce qu’elle a réussi à tambouriner à la porte d’une maison et que par chance les gens ont ouvert.

Ce matin quelqu’un a tapé à la porte de mes voisins. Le gars a hurlé 4 fois : « Chkoun ? C’est qui »avant de tourner tous ses verrous et d’ouvrir. Moi j’étais dans mon lit et je me suis dit que je préférais la vie d’avant. Celle où quand ça tapait à la porte tu ouvrais et tu découvrais avec surprise ton visiteur et tu te méfiais pas de tout.

Moi j’étais là, la voiture faisait son demi-tour et je me disais que je pouvais taper à la porte de personne et qu’il fallait que j’avance vite. La voiture est revenue vers moi et le gars a fait mine de vouloir m’écraser. Je me suis retrouvée les pieds dans le ruisseau, à moitié coincée dans des arbustes.

Je voulais l’insulter. Mais je pouvais pas. Parce que c’était la nuit. Et que j’étais toute seule. Et que j’avais qu’à pas être dehors. Y a que les putes qui sortent la nuit. C’est bien connu. Y a pas des meufs stupides qui veulent manger du chocolat.

Les meufs dehors quand il fait nuit on peut les emmerder, les aborder de force, faire semblant de les écraser, les terroriser. Encore plus tranquillement que pendant la journée.

Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un détour pas possible pour revenir chez moi, parce que je voulais pas repasser par ce chemin sombre. Je me suis dit que je devais me calmer, j’ai demandé à mon coeur de recommencer à battre normalement. Il voulait pas. Il me disait qu’il fallait que je me barre vite de là. Mon cerveau, il disait plus rien. Il était en colère.

Et puis la voiture est revenue. J’ai juste eu le temps de me faufiler entre deux immeubles et prendre un raccourci pour arriver rapido sur la grande route.

Vous avez déjà été suivie par un homme en voiture la nuit dans un coin désert ? C’est pas drôle.

Arrivée sur la grande route je me suis dit que j’étais tranquille, que je mangerais pas de chocolat, que c’était pas grave, que j’avais qu’à rentrer chez moi. J’avais l’impression d’être sortie depuis une heure.

Et puis la voiture est revenue. Encore. Le gars ne voulait pas comprendre que je voulais pas lui parler. Ou alors il attendait n’importe qu’elle occasion pour se rapprocher. Mais comme sur la grande route il y avait du monde il a fini par se barrer.

Je me suis embarquée sur la longue route, celle avec des lampadaires de temps en temps et des maisons le long de la route. Et je fixais les interphones. Je marchais d’interphone en interphone.

Et puis de l’autre côté de la route, un mec m’a interpellée : « Ben alors ma chérie, pourquoi t’es pressée ? Viens on va prendre un café ! »

Bordel ! Il fait nuit, y a pas de lumière, j’ai une capuche sur la tête, y a ZERO moyen de voir à quoi je ressemble. ZERO. Mais ça veut dire quoi ça ? Le gars il veut prendre un café juste parce que je suis dehors ?

Là comme j’étais chauffée par l’autre gars et qu’il était de petite taille, j’ai pas eu peur. Je me suis dit qu’on était à égalité pour se battre. Il a continué en me sifflant. J’ai pressé le pas.

Et je suis arrivée chez l’épicier ! Et j’ai acheté du chocolat. J’ai tout foutu dans mon sac et j’ai repris la route pour la maison.

Je longeais un autre terrain vague en me disant que j’avais eu peur pour rien. Et puis une autre voiture est arrivée. A ma hauteur elle a ralenti, le chauffeur a tourné la tête pour me regarder. Je me suis dit que j’en avais ma claque et qu’il fallait faire bon usage de mes baskets. Alors j’ai couru.

Je suis rentrée à la maison. Je ne respirais plus. Il était

20 h 14

.
Au total, 16 minutes aussi longues qu’une nuit.

Et c’est rien tout ça. C’est pas les histoires des petites meufs qui entendent des grossièretés dans la rue, qui se font tâter le cul dans le bus et dans le métro, harceler par leurs profs, par leurs patrons, par les flics, qui se font mettre sur la gueule par leurs pères, leurs frères, leurs maris, qui se font violer par un étranger, un ami, leur mari.

C’est rien tout ça, mais c’est le début.

Alors je me suis dit que ce que je voulais, pour la journée de la femme, c’était de pouvoir marcher dans la rue sans avoir peur. Juste pour commencer. Marcher sans devoir courir.

La Rue

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Commentaires

Ali Bobo
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Bonne fête de la femme.....
"Ceci est un hommage aux hommes de mon pays, les pervers, les complexés, les assoiffés du mérite des autres, les enfoirés, les hystériques, les psychopathes, les sociopathes, les dévidés et les désossés sont exclus de cet hommage de la vie."
https://www.tunisie-tribune.com/2015/03/07/journee-de-la-femme-une-tunisienne-lance-un-sulfureux-cri-de-coeur-via-une-lettre-ouverte-aux-hommes-de-son-pays/

Fotso Fonkam
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J'ai adoré la texte et le style.
Mais au delà de cela, j'avoue que c'est flippant de s'imaginer que sa sœur, sa femme, sa fille ou même sa mère ne peut pas se balader à une certaine heure sans essuyer des attaques de pervers.
J'espère que désormais tu fais tes provisions de chocolat... Et que tu utilises tes baskets plus souvent :D

Cunisie
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Lol il faut courir pour acheter du chocolat, comme ça tu te trouves pas avec des bourelets, c'est bon l'affaire là :D

Guy Muyembe
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C'est entendu.